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Jennifer Dalrymple
Le Hibou des Abruzzes

Ammazza!
(ça tue !)

Ce premier chapitre vous est offert en antipasto !

La campagne de crowdfunding est lancée, elle se poursuivra jusqu'au 3 mars. D'ici là, restez en lien par Facebook et Instagram, j'y parlerai du livre, de sa conception et il y aura des surprises ! Ci vediamo !


A mon arrière-grand-tante Louise Langkutsch-Fleis, magnétiseuse et spirite, première guérisseuse acquittée en France, par un tribunal à Nancy (1953-54).


















 

 

 

 

 

 

 


Leurs regards se croisèrent. L’enfant à la jambe brûlée, les lèvres serrées retenant les sanglots. Le conjureur, respirant lentement, s’abandonnant à la force supérieure qui allait guérir.
Ils étaient reliés par ce regard. Celui du gamin, douloureux mais aussi inquiet, pas seulement de ce phénomène mystérieux qui allait avoir lieu, mais à cause du visage un peu tordu du guérisseur, son grand nez charnu, sa bouche immense et ça, surtout, son oeil gauche qui partait sur le côté, se promenant dans la pièce tout autour alors que l’autre œil, le droit, un sérieux celui-là, était concentré sur sa tâche et ne le quittait pas.
Lucignolo sourit au garçon, le rassura d’une parole à peine audible et posa les mains juste au-dessus de la grande trace rouge toute en cloques qui s’étendait du pied jusqu’en haut du mollet. La douleur était intense, presque insupportable. L’enfant, bien courageux.
Ils entrèrent ensemble dans l’espace magique, dans l’espace sacré, et le conjureur marmonna sa prière. Au nom de la déesse Vesta, de SanGiovanni et du Saint Esprit en personne, il ordonna au feu de cesser son invasion, il lui adjura de quitter ces chairs, il lui commanda de retourner en sa demeure première. Et la douleur s’estompa, la rougeur diminua, les cloques s’effondrèrent. Amen.
“Amen” répétèrent la mère, le père, la nonna, le zio et la zia et toute la famille réunie autour de l’enfant, observant le miracle qui venait de s’accomplir. Seul le gamin n’avait pas répété la parole finale, le regard toujours fixé sur celui du jeune homme qui venait de prendre, entre ses mains, sa douleur. Il n’avait plus mal. La trace même de la brûlure avait en grande partie diminué.
Demain, expliquait celui qui venait de lever le feu, plus rien n’y paraîtrait.
Alors on le remercia, la joie revenue, le coeur soulagé. Et pendant que le faiseur de prodiges passait ses mains sous l’eau du robinet, on sortit les petits verres et le vin doux, des biscotti et des dolcetti. Ils lui demandèrent s’ils devaient l’appeler ‘signore’ parce que ça semblait presque inapproprié pour un homme si jeune. Quel âge avait-il d’ailleurs ? Vingt ans à peine ? Ah, vingt-trois ans, c’est jeune. On voulait lui demander d’où lui venait son don, s’il était né avec, s’il avait soigné depuis longtemps déjà. Mais chacun garda ses questions parce qu’on savait que moins on en sait, mieux on se porte, surtout avec des gens comme lui, les singuliers qui flirtent avec l’étrange. Il leur avait bien semblé percevoir, lors de la conjuration, le nom de SanGiovanni, ils savaient que le Saint et même l’Esprit Divin avaient intercédé dans cette guérison, mais quand même, la prière n’avait pas été dite de façon très distincte. Les mots marmonnés recelaient quelque mystère peut-être pas aussi chrétien que la cape et les sandales du bon SanGiovanni. Il faut bien un peu de diablerie pour parvenir à des résultats aussi extraordinaires.
Puis, ce giovanotto, il était bien le neveu de l’autre, il Gufo, le Hibou, le sorcier local.
-Reprenez encore un peu de vin !
-Merci non, je dois conduire tout à l’heure.
Ils ne savaient pas quoi lui dire, attendris par sa jeunesse mais impressionnés par sa haute taille, ses cheveux roux frisottants et son regard bleu avec cet oeil gauche qui, par un excès de timidité, regardait ailleurs. Le père voulut lui glisser un billet, un beau billet de cinquante euros, mais Lucignolo refusa. Non, le don ne se monnaye pas. La Nonna le savait, et elle avait prévu. Elle posa à ses pieds un panier de victuailles dont le montant dépassait plus que largement le billet vivement reparti dans la poche du père.
Lucignolo était embarrassé. Voilà, il était venu, il avait fait ce qu’il avait à faire, mais bon, maintenant il ne savait pas quoi dire. Il était bien reconnaissant pour ce panier rempli. Il regarda en direction de l’entrée pour voir où sa veste avait été accrochée, manière de faire savoir qu’il était temps pour lui de partir. Puis il vit le garçon, le petit gars brûlé, debout devant lui. Il lui arrivait à peine à la taille et son visage était tendu vers le haut comme s’il regardait la cime d’un arbre. Sans un mot, l’enfant lui enlaça les jambes. Lucignolo s’accroupit pour se mettre à sa hauteur et ils se tinrent dans les bras, comme ça, pour se dire merci, parce que ce qu’ils avaient vécu ensemble ce n’était pas rien. Ça avait été magique. Ça avait été miraculeux.
Les adultes écrasèrent une larme, le père se moucha bruyamment. Non, celui-là il n’avait pas une once de diablerie. Mais alors, d’où lui venait son don ?


Lucignolo était retourné à sa voiture, une petite Fiat qui avait déjà bien vécu, voyagé entre les mains de plusieurs propriétaires, certains attentifs à ce qu’elle reçoive un entretien régulier, d’autres, des négligents, qui à l’occasion lui avaient bourré les pneus de quelques coups de savate -elle s’était vengée en faisant des glissades sur le verglas-. Ce dernier conducteur était bien sympathique, il lui chantait même quelques chansons traditionnelles pour lui redonner courage quand le moteur toussait ou que les essuie-glaces se grippaient. Mais même une tarantelle, il faut l’admettre, ne peut rien contre la rouille et l’usure. Alors, la petite Fiat avait plus de jours ‘sans’ que de jours ‘avec’. Heureusement, avec le retour du printemps, elle retrouvait un léger mieux-être et démarra au premier tour de clef.
Pour Lucignolo c’était une belle journée. Et pourtant, quel trac il avait eu. Il n’avait jamais vu une aussi grande brûlure. Pauvre gamin, ça avait dû être terrible. Une casserole d’eau bouillante avait dit la mère. Mais que faisait cette casserole sur un tabouret ? De l’inattention, de la confusion. Un stupide accident. L’hôpital était trop loin et leur médecin de famille, en déplacement, leur avait donné les coordonnées d’une de ses collègues. C’est cette dernière, la dotoressa Carrescia qui leur avait donné le numéro de téléphone de Lucignolo Gransollievo.
-Gransollievo, il Gufo ? Ils s’étaient alarmés. Le Hibou avait grande réputation, mais tout aussi impressionnante qu’inquiétante. Il sentait un peu trop le soufre.
-Non, c’est son neveu, Lucignolo. Il a le don lui aussi et il est très gentil.
Ils l’avaient appelé et il était venu aussitôt.

A chaque fois Lucignolo avait le trac et pourtant, depuis qu’il avait découvert son don et commencé à ‘barrer le feu’, il y avait un ou deux mois à peine, il avait déjà soigné une bonne dizaine de brûlures. Une fois même, sur un chien. Feux de cheminées, braises, vapeur, poêle à bois, fours, fer à repasser, sèche-cheveux, les causes de brûlures étaient bien variées. Mais c’était le même processus, la même prière, qui à chaque fois les barrait. Et presque aussitôt la douleur s’en allait, le rougeoiement s’effaçait et, un ou deux jours plus tard, ce n’était plus qu’un mauvais souvenir. A chaque fois, le miracle avait lieu. Et pourtant, à chaque fois, Lucignolo était envahi d’un trac terrible.
Et si rien ne se passait ? Et si je n’avais plus le don ?
C’est que le phénomène était si étrange, si extraordinaire qu’il eût été légitime d’en douter. Mais pourquoi en douter ? Le feu s’en allait bien, oui, à chaque fois. Mais qui retire ce feu ? Est-ce moi ? Est-ce la prière ? Est-ce SanGiovanni, Vesta, l’Esprit Saint ? Est-ce un ange, est-ce un dieu ? Dieu ? Il passa sa main dans sa tignasse rousse puis se rappela qu’il serait plus prudent de se concentrer sur la route que de se perdre dans ces réflexions métaphysiques. D’ailleurs n’auraient-elles pas pour conséquence de semer le doute. Et le doute était l’ennemi du conjureur.

La nuit tombait. Allumer les phares.
Un hibou passa devant l’auto, à quelques mètres à peine. Enchantement crépusculaire. Le tracas mystique de Lucignolo en laissa place à un autre, d’ordre familial. Il n’avait pas encore dit à son oncle que depuis plusieurs semaines il allait de par les routes et les villages pratiquer son art. Et comme il s’était installé chez lui, qu’il le voyait chaque jour, il aurait eu tout loisir de lui en glisser un mot. Augustus Gransollievo ignorait donc que son neveu avait le don. Il ignorait même que sa propre sœur avait le don. Qu’elle en avait, elle aussi, hérité de leur mère, et qu’elle l’avait transmis à Lucignolo. Fils unique de l’une, unique neveu de l’autre.
Pensant être le seul détenteur du “secret” familial, Augustus, il Gufo, en faisait usage à sa manière capricieuse et il fallait, pour en bénéficier, ne pas venir ‘le chatouiller sous le menton’ comme il aimait à dire. C’est lui, pensait le sorcier, qui aurait, un jour, le devoir de transmettre à Lucignolo l’héritage des Gransollievo. Quelle formidable carotte pour imposer à son neveu toutes sortes de travaux et corvées que lui, proche de la soixantaine, ne se sentait plus de faire.
Augustus aimait son neveu, comme un fils. Bien sûr qu’il serait son héritier ! Un jour…
Lucignolo avait l’instinct, l’intelligence, la capacité du guérisseur. Il le sentait bien dans tout cet être encore nigaud et dans la chaleur, dans le fourmillement des mains du gamin. Mais tant que Lucignolo n’aurait pas la prière, le “secret”, il ne pourrait pas conjurer. Alors la prière, Augustus se la gardait pour lui et lorsqu’il la disait, il la marmonnait, il la bredouillait, dissimulant les paroles dans les poils de sa barbe d’un feu pâlissant. Lorsqu’il barrait, même la plus légère brûlure, il Gufon cabot, ajoutait à ses gestes dramatiques, des regards sombres ou enjôleurs, se jouant de son public, troublé, fasciné par la puissance du sorcier.
Il transmettra la prière, un jour. Il faudra bien. Pour le moment, l’héritier était son cuisinier-menuisier-jardinier-livreur. Il était son corvéable. Et de temps à autre, charitable, il lui distillait quelque connaissance comme on laisse un marmot tremper ses lèvres dans le petit verre d’amaretto.

Mannaggia ! Il allait tomber de haut l’Augustus. Et Lucignolo s’agrippa au volant, craignant de se prendre le Hibou en pleine face, les serres tendues.
Son téléphone s’agita dans sa poche. Il s’arrêta sur le bas-côté pour lire le message. Ça pouvait être une autre urgence.
Donatella. C’était une invitation. Dans trois jours, à l’équinoxe du printemps, le convent des sorcières se retrouvait et elles seraient enchantées-ravies de le revoir.
Lucignolo retrouva son sourire. Donatella.


 

J'ai deux mains, j'ai.

Elles ramassent, elles pétrissent

Elles tracent, elles guérissent.

J'ai deux mains, j'ai.

Deux mains magiques

Chapitre 1

In nomine SanGiovanni
In nomine Vesta
In nomine spiritu’ Sancti
Ordo
Adjuro
Congiuro
SanGiovanni calore tua spegni
Vesta fiamma persa tua riprendi
Amen

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